Comptabilités de gestion écosystème-centrées

Les systèmes comptables sont souvent perçus comme de simples outils, au mieux neutres, au pire au service exclusif de notre modèle économique actuel et de ses logiques financières. De ce point de vue, l’utilisation du terme de « comptabilité » appliquée aux écosystèmes est souvent assimilée aux approches de monétarisation de la biodiversité voire de marchandisation de la nature.

Le projet de recherche en « comptabilité écosystème-centrée » ouvre une perspective différente, fondée sur une compréhension plus large de la notion de comptabilité et prenant la préservation des écosystèmes comme finalité.

Depuis l’Antiquité au moins, les sociétés ont développé des systèmes d’inscriptions comptables pour faire face à la complexification des activités humaines. En remplissant des fonctions anthropologiques fondamentales, telles que la capacité à prendre des engagements et attribuer des responsabilités, à se demander et se rendre des comptes sur des distances spatiales et temporelles étendues ou encore à fournir des référentiels partagés de valeurs, les systèmes de comptes dans leur pluralité ont façonné les modes d’organisation des sociétés.

Face aux défis actuels, les propositions développées en comptabilité écosystème-centrée ont pour enjeu principal de fonder théoriquement, de concevoir et d’expérimenter de nouveaux systèmes de comptes pour aider les acteurs publics et privés à s’organiser entre eux à l’échelle des écosystèmes, compris comme autant d’objets de responsabilités partagées (une lagune donnée, un massif forestier donné, l’habitat d’une espèce donnée, etc.), afin d’atteindre des résultats en matière de bon état écologique.

En d’autres termes, plutôt que de chercher à traduire la valeur de la nature en langage économique, il s’agit de proposer des cadres comptables nouveaux pour structurer une diversité d’informations (écologiques, sociales, économiques, budgétaires, etc.) utiles à la réorganisation des relations et des activités collectives pour la prise en charge de préoccupations écologiques, et participer ce faisant à la redéfinition générale des valeurs visées dans la société.

Vous trouverez ci-dessous quelques informations sur les différentes étapes de ce programme de recherche jusqu’à présent. Pour en savoir plus, voir la page de Publications ainsi que certaines interventions filmées et dans les médias. Le développement des comptabilités de gestion écosystème-centrées constitue l’un des trois axes scientifiques de la Chaire Comptabilité Ecologique.

Fondements théoriques

Ma thèse ainsi que plusieurs publications qui ont suivi ont permis d’établir les premières fondations théoriques d’une telle perspective comptable pour les écosystèmes au croisement des recherches en comptabilité, des théories de la gestion sociale de l’environnement et des sciences de la conservation.

Ce travail a reposé sur trois grands jalons:

(1) montrer dans le champ des recherches en comptabilité sociale et environnementale l’importance de s’intéresser aux  périmètres peu habituels de décision et d’action collective organisée que sont les écosystèmes. Les travaux ont permis de formuler des propositions conceptuelles et d’ouvrir un agenda de recherche pour penser et développer de telles comptabilités. Pour aller plus loin, voir notamment ce papier paru dans Accounting, Auditing and Accountability Journal.

(2) construire de nouvelles alliances entre communautés de chercheurs et praticiens en comptabilité d’une part; et en écologie et sciences de la conservation d’autre part. L’organisation en 2017 à Cambridge du séminaire «New Accounting for the Management of Ecosystems » a ainsi débouché  sur la formulation d’un agenda de travail conjoint pour l’analyse et la conception de comptabilités de gestion écosystème-centrées. Voir ce papier paru dans la revue Conservation biology, et l‘intervention d’ouverture du séminaireVoir également mes travaux sur l’analyse des outils de conservation.

(3) différencier ce périmètre des autres périmètres d’innovation comptable pour la biodiversité au niveau de l’entreprise (comptabilités analytiques, reporting extra-financier, etc.) et au niveau national (SEEA-EA, comptes publics, etc.), tout en montrant sa complémentarité et en proposant des pistes d’articulation en vue de renforcer les prises de responsabilités à plusieurs échelles pour la préservation des écosystèmes planétaires. Voir notamment ce papier dans Comptabilité Contrôle Audit (prix du meilleur article 2021). Voir également plus bas sur les travaux d’articulation.

Conception d’un système de comptes « écosystème-centré »

Sur la base de ces fondements théoriques, les recherches consistent à développer un système de comptes écosystème-centré, ou « modèle des comptes de contributions écologiques », spécialement pensé pour la gestion multi-acteurs d’un écosystème. Celui-ci met notamment l’accent sur le suivi et la mise en lien :  des bons états écologiques, des impacts négatifs et des responsabilités, des contributions positives apportées, des moyens alloués, des efforts fournis, des contreparties obtenues.

Il ne s’agit pas d’un outil clé en main, mais d’un cadre comptable général et d’une méthode de travail permettant de fabriquer, dans des contextes socio-écologiques toujours particuliers, des comptabilités pertinentes pour des communautés d’acteurs engagées dans la discussion, la négociation et la conduite de l’action stratégique de changement pour l’écosystème.

En cherchant ainsi à prendre sens et à devenir un support de dialogue et d’organisation de l’action dans une diversité de contextes collectifs, la comptabilité, loin d’être une simple technique, retrouve pleinement sa fonction heuristique et politique.

Sur le plan conceptuel, une première proposition d’architecture de comptes a été introduite dans la thèse. Elle a par la suite fait l’objet d’un papier de conférence, de plusieurs interventions filmées, et de résumés dans des sections spécifiques de rapports d’expertise (ici, et ici) et de revue spécialisée grand public (ici).

Expérimentations de terrain

Toute intervention mobilisant le cadre comptable doit s’appuyer sur une analyse sur le plan des sciences de l’environnement et sur le plan des réalités des dynamiques sociales, organisationnelles et institutionnelles en jeu dans le contexte d’application.

A ce jour, une dizaine d’expérimentations ont été réalisées ou sont en cours, à des degrés divers d’approfondissement, dans le cadre de recherches personnelles, de stages de M2 et plus récemment d’encadrements doctoraux. Les cas d’application varient tant en termes d’enjeux socio-écologiques (préservation de la qualité d’une nappe d’eau en contexte agricole;  protection d’habitats d’oiseaux en milieux semi-naturels; gestion des milieux aquatiques lagunaires; coexistence avec des grands carnivores, etc.) que de partenaires impliqués (entreprises, Agences de l’eau, collectivités territoriales, ONG environnementales, syndicats de rivières, PNR, etc.).

Un projet pluri-annuel de développement de trois comptabilités écosystème-centrées pour les milieux aquatiques d’Occitanie et leur biodiversité est actuellement en cours (pour en savoir plus : projet MABCO) 

Articulation avec les comptabilités privées et publiques

Les comptabilités de gestion écosystème-centrées sont établies sur des périmètres collectifs pour structurer les responsabilités et les engagements pris par plusieurs organisations interdépendantes d’un même écosystème.

Ce faisant, elles sont premièrement un complément indispensable aux comptabilités de chaque organisation impliquée dans cette gestion collective, et qui doivent chacune pouvoir s’y retrouver au regard de leur viabilité économique ou budgétaire, responsabilités vis-à-vis de l’écosystème, et engagements et référentiels de valeurs respectifs. Dans cette perspective, des travaux sont menés pour penser l’articulation des comptabilités écosystème-centrées avec la méthode CARE de comptabilité multi-capitaux, centré sur des organisations spécifiques (entreprise, collectivité, etc.). Sur ce thème, voir notamment ces contributions grand public (ici et ici) ce rapport et cette vidéo. Le programme « Entreprises humaines: Ecologie et philosophies comptables » au Collège des Bernardins travaille sur cette articulation.

Deuxièmement, malgré la grande hétérogénéité des contextes de gestion des écosystèmes, le système de comptes écosystème-centré proposé garde la même architecture générale, ce qui permet le partage d’une grammaire commune et une comparabilité entre les situations territoriales. Ces comptes peuvent ainsi à terme constituer une base pour une structuration et une pré-normalisation des comptes écologiques pour un pilotage institutionnel de la restauration des écosystèmes, tenant compte de cette diversité des situations de gestion.

Les travaux de la Chaire Comptabilité Ecologique, portés par des doctorants, poursuivent également un tel agenda d’articulation comptable entre le niveau des écosystèmes, de l’Etat et des entreprises. Voir également cette tribune parue dans le monde, ce papier d’expertise et le projet MABCO en cours qui articule une réflexion à l’échelle des écosystèmes et à l’échelle régionale.

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